De la fascination de l'islam.


De l'essentialisme sempiternel : « Quand on parle de l'Islam, on élimine plus ou moins automatiquement l'espace et le temps. Le terme islam définit une relativement petite proportion de ce qui se passe dans le monde musulman, qui couvre un milliard d'individus, et comprend des dizaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et, bien sûr, un nombre infini d'expériences distinctes. C'est tout simplement faux de réduire tout cela à quelque chose appelé "islam"… » (Edward Saïd, Covering Islam)

Le vieil et cher ennemi : « La fascination a pu opérer de plusieurs manières. Depuis quatorze siècles, d'une certaine façon, l'Occident est fasciné par l'islam, parce que celui-ci a été longtemps son rival, son concurrent, son ennemi souvent, le plus proche au niveau des mondes culturels globaux. L'islam s'est présenté, dès ses débuts, comme le grand rival de l'Europe chrétienne, en lui enlevant la domination sur un grand nombre de régions dans le monde… L’Oriental, ennemi farouche, mais situé sur le même plan au Moyen Age, homme avant tout sous son déguisement pour le XVIIIe siècle et l’idéologie de la Révolution Française qui en était issue, devient un être à part, muré dans sa spécificité qu’on veut bien d’ailleurs condescendre à exalter. C’est la naissance du concept de l’homo islamicus qui est encore loin d’être ébranlé... » (Maxime Rodinson, La fascination de l'islam)

Les habits neufs d'une vieille haine : « Ma thèse est que la nouvelle islamophobie n’est pas simplement une réactualisation du racisme anti-arabe, anti-maghrébin et anti-immigré. Elle constitue également une religiophobie, en ce sens que c’est bien l’élément religieux qui est visé par une telle haine. Celle-ci s’inscrit dans une forme de paradoxe "à la française" : les Musulmans sont de plus en plus considérés comme des Français "à part entière" et pourtant l’islam est toujours représenté comme une "religion" qui fait problème national. C’est un peu comme si, l’on admettait que les Musulmans puissent être français mais en leur demandant de "diluer" leur religiosité, parce que celle-ci est toujours perçue comme un obstacle au processus d’assimilation. D’où les nombreuses tensions qui peuvent surgir ici et là qui sont moins le fait des Musulmans que du regard de l’Autre : le Musulman tend être identifié à un "bon Français" à partir du moment où il se dépouille des signes de religiosité. Le recours récurrent à des expressions, telles que "Musulmans laïques" ou "Musulmans modérés", est le symptôme de cette crispation nationale. On signifie par là que tous les autres Musulmans sont des " radicaux ", "intégristes", voire, plus grave, des "apprentis terroristes". En fait, nous sommes encore dans une configuration assimilationniste qui ne veut pas dire son nom. Le paradoxe est que ce sont souvent des élites laïques qui la défendent avec le plus de vigueur : au nom des valeurs de la liberté et de la tolérance, elles expriment leur rejet de tout ce qui serait contraire à la "civilisation française", supposée être "la mère" de l’universalisme. Derrière le rejet du Musulman pointe aussi le rejet du Juif, mais là il y a un tabou. Le rejet du voile est aussi une autre manière d’exprimer le rejet de la kippa. Mais l’on peut relever une nuance de taille : dans le premier cas, on suscite une polémique médiatique et on créé une "commission de réflexion sur la laïcité" ; dans le second cas, on préfère se taire, parce que l’on a peur d’être taxé d’antisémite… » (Vincent Geisser, La Nouvelle islamophobie)

D'une contextualisation générale : « Les Grecs, les Arabes et nous. Explorons les combinaisons. Cela a d’abord donné : les Grecs et nous, un siècle d’Allemagne romantique et savante, de Hölderlin à Wilamowitz, entre rêverie et érudition. Les Arabes et nous est venu ensuite : rapport colonial, postcolonial, un siècle encore de découvertes et de soupçons, de Loti à Saïd. Les Grecs et les Arabes furent d’abord associés par les médiévistes, à travers la représentation d’un « rationalisme » gréco-arabe opposé en bloc au Moyen âge « latin », à sa théologie du surnaturel et de la liberté : rapport thomiste, néothomiste, dans sa version forte, celle d’Etienne Gilson. Aujourd’hui, ce sont les Grecs contre les Arabes, au nom du « grand logos » chrétien : rapport néothomiste encore mais dans sa version faible, celle de Benoît XVI, du discours de Ratisbonne et de la « déshellénisation » du christianisme. Les Grecs et nous, les Arabes et nous, les Grecs et les Arabes. Nous ne voulons aucun de ces couples. Qui, nous ? L’article de foi de l’islamophobie savante, le fin mot de son essentialisme, est : les Arabes sont des Arabes, il nous faut être autre chose. La thèse est tenable, peut-être, pour un savoir qui réduit le signifiant « Arabe » au Coran et à Averroès, comme il résume le signifiant « Grec » à Aristote, aux Évangiles et à une Byzance de pacotille. C’est le savoir de la nouvelle Restauration : est-ce encore un savoir ? Au passage, on efface les Juifs, on oublie les Latins, « nous autres Latins », nos Latini, comme disait les clercs et les savants du Moyen âge. Quel est ce Moyen âge tellement incomplet ? Quelle Europe - mais bien plus : quel monde possible avec des élisions pareilles ? et quel « nous » possible avec si peu de chose ? » (Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach, Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l'islamophobie savante. )

D'une contextualisation française : « On peut distinguer, grosso modo, trois phases dans la construction de "l’islam imaginaire" en France. La première est celle d’une forme d’islamisation des regards. Au cours des années 1980, avec l’abandon des grilles de lecture marxistes et l’émergence de la "deuxième génération d’immigrés" sur la scène publique, on assiste à une première évolution : le registre "islamique" a tendance à être de plus en plus mobilisé par les médias pour parler d’"immigrés" qui ne sont plus, comme c’était le cas dans la décennie précédente, décrits d’abord comme des "travailleurs étrangers". Ainsi, au moment où la question de l’"intégration" est placée au centre des débats, le recours à une grille de lecture "islamique" permet de perpétuer symboliquement la mise au distance d’un segment de la population dont chacun convient qu’il n’est plus "étranger". Cette évolution est clairement perceptible au moment des affaires des Versets sataniques (février 1989) et des "tchadors de Creil " (automne 1989), dont le traitement médiatique tend à insuffler l’idée qu’il y aurait en France une "communauté musulmane" homogène, mais tiraillée entre un pôle "modéré" et un pôle "radical". C’est cette vision d’une communauté musulmane bipolaire qui va se perpétuer tout au long des années 1990 - la deuxième phase - et notamment quand la crise politique s’envenime en Algérie. Venant interférer avec l’analyse de la religion musulmane dans l’Hexagone, cette crise va être en effet l’occasion d’une mise en scène d’un affrontement entre ceux qu’on appelle dorénavant " les islamistes " et ceux qu’on qualifie de "musulmans intégrés", "modernes", "français". Mais cette grille de lecture simpliste n’empêche en rien les confusions, puisque "l’islamisme" tel qu’il est décrit dans les médias est une catégorie très floue et très large quoique systématiquement décrite comme "minoritaire" - qui englobe des phénomènes hétérogènes allant des groupuscules sectaires ultra-violents comme les GIA algériens aux mouvements revendiquant la simple reconnaissance de la religion musulmane dans la société française. Contrastant avec cette "menace islamiste" dont on cerne mal les contours, les "musulmans modérés", décrits comme "majoritaires" - même s’ils prennent généralement les traits de personnalités isolées mais exemplaires -, ne servent bien souvent qu’à incarner le "bon islam", à savoir celui qui se plie aux normes édictées par les pouvoirs politiques et médiatiques dominants et qui, parfois, cautionne l’idée que l’"islam" serait dans son essence difficilement compatible avec l’"identité française". Ce dispositif binaire et moralisant permet ainsi à de nombreux journalistes de perpétuer, souvent inconsciemment, une vision dégradante de la religion musulmane tout en appelant leur public à "ne pas céder aux amalgames". La dénonciation incantatoire des "amalgames", logique très présente depuis les attentats de 1995 en France, permet dans bien des cas de les pratiquer continûment en toute bonne conscience. La troisième étape, consécutive à l’émergence de la thématique du terrorisme dit "islamique" ou " islamiste", s’est pleinement épanouie au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Face à l’"ennemi invisible" logé au cœur de "nos sociétés" - et principalement dans "nos banlieues" -, une logique de suspicion généralisée s’est développée. Postulant un continumm entre l’islam et la violence, un certain nombre d’intellectuels et de responsables politiques se sont appuyés sur la peur légitime du terrorisme pour développer des théories stigmatisantes nettement moins acceptables à l’égard de tous ceux que le regard extérieur catégorise à tort ou à raison comme "musulmans".Théories fort dangereuses quand elles sont mises en images par les médias de masse : les musulmans, aussi invisibles soient-ils, sont collectivement regardés à travers le prisme d’une double "menace" sécuritaire et identitaire. Comme l’ont montré diverses affaires récentes, la suspicion tend alors à prévaloir sur la culpabilité (affaire du bagagiste de Roissy), et le virtuel sur la réalité (affaire de RER D). » (Thomas Deltombe, L'islam imaginaire)

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