Esclavage des noirs en Libye, restaurer la dignité

Nous le savions, mais refusions pleinement d’ouvrir les yeux et de prendre la mesure de ce qui se jouait. Les échos des traitements indignes infligés aux hommes et femmes noirs en Libye nous parviennent depuis un certain temps, mais étouffés par une accoutumance au chaos, à la violence aveugle, à ses expressions multiples, dans un univers désormais saturé par ses représentations les plus sordides : bombardements, décapitations, villes en guerres dévastées, ces faits nous semblaient lointains. Sans doute ne désirions-nous pas nous confronter à une réalité qui raviverait la plaie, et qui dirait une fois de plus notre vulnérabilité passée et présente, la position peu enviable que nous occupons dans les représentations et les imaginaires de maints groupes humains.

L’image brutale de ces marchés aux esclaves où des africains sont vendus aux enchères nous réveille et nous renvoie à la face cette réalité nue. Dans le premier quart de ce XXIe siècle, de jeunes africains sont étalés comme du bétail sur des marchés d’esclaves et mis aux enchères en Libye (à 400 dollars US en moyenne), comme jadis lors de la traite transatlantique ou des traites transsahariennes. Les corps de ces jeunes africains noirs sont volables, aliénables, corvéables ; on peut les soumettre aux pires sévices et inhumanités. Le sujet africain de peau noire, le migrant, est devenu en ce XXIe siècle comme l’indiquait Césaire, cet homme-famine, cet homme-insulte, cet homme-torture : on peut à n'importe quel moment le saisir ; le rouer de coups, le tuer parfaitement, le tuer sans avoir de compte à rendre à personne ; sans avoir d'excuses à présenter à personne. C’est à cette réalité effroyable que nous devons faire face. On peut revenir sur les raisons d’une telle situation, même si elles ne suffiront jamais à nous dire comment nous en sommes rendus là. Elles sont multiples et s’imbriquent. Chaos Libyen, dont Nicolas Sarkozy fut le maître d’œuvre, racisme endémique anti-noir dans de larges pans des sociétés arabes, politiques migratoires européennes, ordre géopolitique mondial, position stratégique subalterne de l’Afrique au Sud du Sahara dans l’échiquier global, etc.

Parmi ces raisons, l’incapacité des Etats subsahariens à fournir à de larges pans de leur jeunesse les conditions d’une vie digne sur le continent est la plus impérieuse. Cette situation a jeté ces jeunes sur les chemins d’un exil trop souvent tragique. A ceci s’ajoute une faillite symbolique de ces Etats subsahariens, dont l’une des conséquences est le blanc-seing et le permis d’humilier octroyé aux trafiquants et racistes de tous bords, par leur incapacité à défendre ne serait-ce que sur le plan des principes, la dignité de leurs ressortissants, quand ils ne sont pas les premiers à lui porter atteinte (insécurité économique, juridique, politique, psychique, physique…). C’est une pente savonneuse d’indignités consenties et cumulées qui nous a conduit à cette situation. Au début du conflit libyen déjà, des Africains sont pourchassés, mis en cage et pogromés. En Mauritanie, l’esclavage héréditaire des noirs perdure. Au Maroc, des migrants sont enfermés dans des centres de rétention financés par l’Union Européenne, dans des conditions inhumaines et parfois jetés et abandonnés dans le désert. En Algérie, des ratonnades sont organisées et des subsahariens sont expulsés sous les prétextes les plus racistes (ils propageraient le sida). En Tunisie des étudiants sont quotidiennement victimes d’actes racistes, et tout ceci sans aucune réaction audible de la part des Etats d’où sont ressortissants ces personnes.

Ce silence assourdissant et cette aptitude à la non-réaction s’étendent à toutes les formes de racismes infligées aux jeunes noirs de par le monde ; lynchage en Inde et en Russie, comparaison d’africains à des animaux dans un musée en Chine, meurtres d’Africains-américains aux USA, etc. Il n’est presque point d’endroit sûr pour un Africain noir sur cette terre. Nos chefs d’Etats sont Charlie ; mais quand il s’agit de leurs compatriotes, leur indignation se fait outrageusement silencieuse. Une absence criarde de leur part d’une parole politique restauratrice, qui sonne comme un acquiescement aux traitements indignes qui leur sont infligés par les autres. Ce consentement aux indignités infligées à leurs ressortissants commence déjà par la signature d’accords dits de réadmission, contre quelques subsides et l’apathie devant les traitements dégradants infligés aux Africains expulsés par les polices européennes et nord-africaines. De rares fois, des Etats ouest-africains (Sénégal, Côte d’Ivoire) ont organisé des rapatriements de leurs citoyens en déshérence vers leurs pays d’origine ; migrants dont les transferts de fonds rapportent pourtant au Continent plus que l’aide publique au développement. Pour en revenir aux migrants, c’est comme si leur départ scellait l’exclusion d’une communauté du souci et d’un devoir de protection. Faire communauté, c’est protéger ses membres de toute forme de vulnérabilité où qu’ils soient. Il est des pays qui déclenchent des opérations armées pour aller chercher un de leurs ressortissants. Ce défi, nous peinons à le relever depuis quelques siècles. Lors de la traite transatlantique, une partie des élites du Continent faillit au devoir de protéger en collaborant à cette entreprise. Celle-ci, avec le chaos dont elle fut porteuse, déstructura les sociétés africaines durablement et y obéra la confiance. Nos communautés ont depuis perdu la capacité de protéger et de prendre soin de leurs membres.

Que faire ? Restaurer la dignité est la première des urgences. Refuser le statut de victime expiatoire que l’on veut nous assigner un peu partout dans le monde, sous prétexte que nous serions pauvres. Pour cela, il est impérieux de passer d’un régime de la plainte à celui de l’imposition au monde du respect de notre intégrité et de notre humanité et ceci, comme principe non négociable que nous plaçons au-dessous de tout, dans toutes les relations que nous articulons avec les autres. Aussi, faut-il en finir avec toutes les postures victimaires ainsi que l’impérialisme compassionnel qui en est la face inversée, en refusant toutes les formes d’aides, de commisération et de traitements qui nous installent et nous maintiennent dans une position de subalternité. Nul ne s’est libéré dans l’Histoire par la magnanimité de l’oppresseur. Seule la lutte émancipe et pour cela les vertus qui comptent sont le courage, le refus primal de l’abject que l’on souhaite vous infliger, l’estime de soi et l’intransigeance dans sa préservation. Les exemples des luttes politiques et sociales des hommes et femmes africaines à travers l’Histoire sont légion. Des résistances aux traites négrières et au fait colonial, en passant par les luttes abolitionnistes depuis les Nègres Marrons jusqu’aux civil rights mouvements aux USA et celles pour l’abolition de l’apartheid, témoignent de cette capacité des Africains et de leurs descendants à se libérer des servitudes.

De la saison de l’oppression, les prisonniers se libèrent souvent seuls. Le génocide des tutsi au Rwanda s’est fait au grand jour, sous le regard de la communauté internationale. C’est le Front Patriotique Rwandais (FPR) qui par la lutte l’a arrêté. Et d’ailleurs, il est significatif que le Rwanda soit le pays africain le plus intransigeant sur le respect de la dignité de ses citoyens et ne tolère aucune atteinte, ne fut-ce que symbolique, à celle-ci. Nos Etats doivent être intraitables contre toutes les formes de discrimination, de racisme et d’atteinte à l’intégrité psychique et physique des leurs concitoyens. Aussi, doivent-ils en finir avec l’accommodement et le consentement aux indignités en mobilisant dans de pareilles circonstances toutes les ressources politiques, juridiques et symboliques à leur disposition pour signifier leur refus absolu de toute abjection (action en justice, rappel et renvoi d’ambassadeurs, boycott de pays et de sommets internationaux, sanctions économiques, parole politique publique exigeant justice et réparation, usage de la force militaire si nécessaire…). Ce combat pour la restauration de la dignité, nul ne le mènera à notre place. C’est au fond une lutte pour l’humanité de tous, mais menée à partir d’une situation particulière.

Une fois l’émoi dissipé, doit demeurer une froide détermination à œuvrer à offrir à ces millions de jeunes Africains sur le continent, que l’absence d’opportunités et la perte de confiance dans le souci que leurs Etats aurait d’eux, jette sur les routes, les conditions d’une vie digne. Travailler à les dé-vulnérabiliser. Ceci requiert la construction de nations fondées sur un contrat social, ayant comme socle l’équité et le bien-être de tous, et mettant l’intégrité psychique et physique de ses concitoyens au cœur de ses productions politiques. Pour cela, il est impérieux d’œuvrer à l’édification de démocraties substantielles dans nos pays, permettant la participation de tous à l’intelligence collective et le contrôle de l’action publique. Il est également nécessaire d’œuvrer à un rééquilibrage de nos rapports internationaux, qui nous sont souvent défavorables et nous privent des ressources nécessaires à cette tâche (économiques, politiques et symboliques). Redevenir sa puissance propre ne se fera que par un travail de respect de soi et d’exigence de celui-ci. Si la liberté est la capacité de se soustraire de toute forme d’oppression et de prédation, vu l’histoire récente du Continent, celle-ci doit être une passion africaine. Il est temps que les dirigeants des Etats Africains en prennent la mesure et comprennent que l’œuvre de restauration et de préservation de notre dignité est la priorité absolue. Nous exigeons d’eux qu’ils assument courageusement cette charge.

  Felwine Sarr et Achille Mbembé

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