L’intellectuel colonisé et post-colonisé

“ Où t'es-tu perdu, marcheur solitaire? il te faut revenir sur tes pas ; dans ce désert on ne trouve que mort et désespoir.” (Ali Shariati)

La grande nuit dans la quelles nous fumes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisé et résolus. Il nous faut quitter nos rêves et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à touts les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.” (Frantz Fanon)

L'intellectuel, selon la définition la plus couramment admise, est une personne dont la  profession comporte essentiellement une activité de l'esprit ou qui a un goût affirmé pour les activités de l'esprit. Cette définition doit cependant être relativisée.

Dans une perspective gramciste, les intellectuels doivent être considérés en fonction de l'ensemble du système des rapports sociaux dans lesquels les activités intellectuelles et les groupes qui les personnifient sont situés. Les intellectuels doivent être étudiés en fonction des rapports de domination  fondamentaux et des forces productives. Dans la société coloniale et post-coloniale un des rapports de domination axiale, pour ne pas dire le rapport de domination axiale, est celui qui permet la domination du colonisateur sur le colonisé et du post-colonisateur sur le post-colonisé; et au-delà la domination de la civilisation occidentale sur les autres civilisations.

Selon Antonio Gramsci, les intellectuels sont les fonctionnaires des superstructures politiques, culturelles et sociales. Par leur action ils permettraient à la société politique d'assurer "légalement" et "loyalement" la discipline des groupes subalternes ; dans notre cas les colonisés ou les post-colonisés. Dans cette  perspective, ils aident à l'organisation de la société civile, par la production du "consensus" de la majorité aux formes de vie, aux modes de comportement, de pensée et aux pratiques institutionnelles imposées par le groupe dominant, pour nous les colonisateurs, comme autant de forme de direction. L'intellectuel à donc  une fonction éminemment politique et idéologico-culturelle.

L'intellectuel peut aussi avoir un rôle "subversif" en décidant de devenir un intellectuel organique d'une fraction dominée de la société. Il devient dès lors un grain de sable dans l'hégémonie construite par le bloc historique dominant. Dans cette perspective, les intellectuels participeront à la production d'un nouveau bloc historique par la mise en crise, sur le plan politique et idéologico-culturel, du rapport de domination entre dominant et dominé ; entre colonisateur et colonisé. La production de ce nouveau bloc historique passe par le refus des colonisés puis des post-colonisés, et notamment des "intellectuels" parmi ceux-ci, de l'acceptation passive de leur de subalternité.

Ce refus de la subalternité est capital dans la lutte contre le colonialisme puisque sa structure repose entièrement sur une idéologie instituant une hiérarchie entre les différents groupes humains. Dans la société coloniale ou post-coloniale, le colonisé ou le post-colonisé représente physiquement le groupe dominé politiquement, institutionnellement, idéologiquement et culturellement. De fait l'"intellectuel" peut avoir un rôle capital dans le refus de cette domination.

Parmi les intellectuels du Sud qui refusèrent cette domination idéologico-culturelle Frantz Fanon, Ali Shariati et Edward Saïd eurent un rôle d'avant-garde intellectuel. Leur pensée s'est avant tout caractérisée par un refus de voir les cultures non occidentales enfermées dans un statut de subalternité. Tout trois se voulurent des penseurs critiques et autonomes face au discours dominant produit en Occident.

Frantz Fanon est né à Fort-de-France en Martinique en 1925. Engagé dans l'armée française durant la seconde guerre mondiale, il est blessé au combat et décoré de la croix de guerre. En 1947, bénéficiant d'une bourse d'état, Frantz Fanon s'installe dans l'hexagone afin d'étudier le médecine à la faculté de Lyon. Il décide de se spécialiser en psychiatrie. En 1952, il publie son premier ouvrage, Peau noire masques blancs, dans lequel il aborde les rapports inégalitaires entre Noir et Blanc. L'année suivante, il est nommé  à l'hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. De là, il observe la réalité des rapports de dominations coloniaux, c'est-à-dire d'un monde dominé par les colonisateurs européens. Quelques mois après le déclanchement de la révolution algérienne, Fanon rentre en contact avec le Front de Libération National. En 1956, Frantz Fanon démissionne de son poste de médecin psychiatre et rallie le FLN. Il devient collaborateur de la presse nationaliste algérienne et publie en 1959 un essai fracassant, L'an V de la révolution algérienne. Peu après il apprend qu'il est atteint d'un leucémie. Franz Fanon meurt en décembre 1961 alors que son ouvrage majeur, Les damnés de la terre, sort des imprimeries des éditons Maspero. Ouvrage culte, des sa sortie Les damnés de la terre exerça une influence considérable sur une grande partie des intellectuels et des militants des pays du tiers-monde, et notamment sur Ali Shariati et Edward Saïd.

Ali Shariati est né en 1933 à Mazinan dans le Nord-est de l'Iran. En 1952, à la fin de son 1er cycle des études secondaires, il devient enseignant des lycées. L'année suivante il adhère au Mouvement de Résistance Nationale qui défend les idées de Mossadegh. En 1955, il rentre à la faculté des Lettres de Machad. Il obtient une bourse qui lui permet de se rendre en France en 1959. Là, il entre en contact avec le FLN et découvre l'oeuvre de Fanon qu'il traduit partiellement en persan. Outre ses activités militantes il suit les cours de Louis Massignon, Jacques Berque et Georges Gurvitch. En 1963, il obtient un doctorat ès lettres à la Sorbonne. Il retourne en Iran 1964 et devient professeur à l'université de Machhad jusqu'en 1972. Il donne de nombreuses conférences à travers tout le pays mais il est finalement interdit de publication et de toute intervention publique par la SAVAK, la police secrète du Shah d'Iran. Entre 1973 et 1975 il est détenu durant dix-huit mois par cette même police secrète. Le 17 mai 1977, Ali Shariati quitta l'Iran pour l'Angleterre. Deux mois plus tard, le 19 juin, il fut retrouvé mort à Southampton sans que les causes de cette mort mystérieuse ne soient vraiment élucidées. Ali Shariati exerça une influence considérable sur toute une génération d'iranien et plus généralement dans l'ensemble du monde musulman. Car Ali Shariati, à la différence de Frantz Fanon ou d'Edward Saïd, était un homme de foi et il étudia les problèmes sociopolitiques "en intellectuel et en croyant" pour reprendre ses propres termes. A ce titre il peut être considéré comme l'un des précurseurs de ce que Hassan Hanafi appellera plus tard la "gauche islamique" ou d'une "théologie islamique de la libération".  

Enfin, Edward W. Saïd est né en 1935 à Jérusalem. Il passa son adolescence en Egypte puis parti poursuivre ses études aux Etats-Unis. Edward W. Saïd fut professeur de littérature anglaise et de littérature comparée à la Columbia University de New York. Dans son ouvrage majeur, L'Orientalisme, publié en 1978, il analysa le système de représentation par lequel l'Occident a créé puis enfermé l'Orient. Puis, dans la dernière partie de sa vie, Edward Saïd s'est battu contre la diabolisation de l'Islam et pour la dignité du peuple palestinien. Homme engagé, il fut membre du Conseil national palestinien à partir de la fin des années 1970. Il du démissionner du fait de son opposition aux accords d'Oslo et à la politique de Yasser Arafat, qui fit interdire ses livres dans les territoires "autonomes" palestiniens. Pour lui, "l'autonomie n'est rien d'autre que la poursuite de l'occupation par d'autres moyens ". Edward Saïd était opposé au partage de la Palestine et se déclara pour la constitution d'un état bi-national. Il défendit une conception exigeante du rôle de l'intellectuel engagé. Il analysa les réalités du brassage des cultures et affirma que les oppositions entre les civilisations sont des constructions humaines. Edward Saïd fut largement influencé par Frantz Fanon comme en témoigne son ouvrage intitulé Culture et impérialisme. Dans ce livre il qualifie Les damnés de la terre d'ouvrage "visionnaire et novateur". Atteint d'une leucémie, Edward Saïd est décédé en septembre 2003.

Le principal problème développé dans les études par nos trois auteurs est sûrement celui de l'aliénation, recouvrant par là même des problèmes plus spécifiques à l'homme colonisé et post-colonisé que sont l'acculturation, la dépersonnalisation ou encore la fausse conscience, des intellectuels du Sud dans leur rapport à la culture occidentale. Ces phénomènes que Léopold Sédar Senghor appela, dans une belle formule, "l’arrachement de soi à soi" c’est-à-dire "à la langue de ma mère, au crâne de mon ancêtre, au tam-tam de mon âme".  Dans sa relation à la culture occidentale le colonisé incorpore le regard dévalorisant que l’Occident porte sur sa culture, son peuple où sa civilisation et devient, par la force de ce discours hégémonique, un aliéné.

 L'aliénation peut être définie comme un état dans lequel un individu, par suite de conditionnements extérieurs, économiques, politiques ou/et culturels, cesse de devenir maître de lui-même et se transforme en esclave, simple objet entre les mains d’autres hommes. Réifié par le colonisateur, le colonisé est soumis à un statu social et à des conditions de vie qu’il ne peut modifier sans bouleverser l’ensemble de l’ordre social.

 Pour nos trois auteurs, l’intellectuel colonisé auquel on a enseigné la supériorité de la culture occidentale par rapport à sa propre culture est objectivement aliéné. Pendant des années il a tout fait pour faire sienne une culture qui lui enjoignait de se départir de sa culture d’origine, considérée comme inférieure et archaïque. Cette culture inculquée le condamnait à haïr son être profond et à adorer la culture de son oppresseur. Le stigmate visible de cette aliénation peut se voir dans le mépris dans lequel l'intellectuel colonisé ou post-colonisé tient sa propre culture ou son propre peuple. Bien des fois ils se sentent étranger à ceux qu’ils considèrent trop souvent comme des arriérés, aux coutumes "barbares".

 Aliéné, dépersonnalisé, l'intellectuel colonisé a tout fait pour assimiler et s'assimiler à la culture occidentale, c'est-à-dire à la culture dominante. Il a participé, souvent de manière inconsciente et sous la pression du monde culturel dominant, à sa propre aliénation. Selon Frantz Fanon, "l'intellectuel colonisé s'est jeté avec avidité dans la culture occidentale. Semblable aux enfants adoptifs, qui ne cessent leurs investigations du nouveau cadre familial que le moment où se cristallise dans leur psychisme un noyau sécurisant minimum, l'intellectuel colonisé va tenter de faire sienne la culture européenne. Il ne se contentera pas de connaître Rabelais ou Diderot, Shakespeare ou Edgard Poe, il bandera son cerveau jusqu'à le plus extrême complicité avec ces hommes."

 D'après Ali Shariati le stigmate même de l'aliénation se trouve dans les goûts culturels que les jeunes intellectuels colonisés ont développé ou plus exactement que l’on a développé chez eux. Loin de se passionner pour les écrits de philosophes, d'historiens ou de divers écrivains qui partagent objectivement les mêmes conditions sociales et les mêmes conditions idéologico-culturelles qu'eux, leurs regards se tournent exclusivement vers cet Occident dominateur qui les aliènes. Par l'absence d'un regard critique sur la production culturelle de l'Occident et par l’ignorance de la production intellectuelle des autres pays du Sud, l'intellectuel colonisé et post-colonisé entretien et renforce les chaînes qui l’attachent à la culture dominante. "Un de mes regrets, nous confie Ali Shariati, est que nous ne connaissons pas les penseurs qui souffrent des mêmes maux que nous, qui ont des besoins, un milieu, une histoire, une conjoncture semblable aux nôtres, qui proposent pour leur société des solutions pouvant nous être instructives. Nous connaissons les penseurs qui, en principe, ont des idées - même si elle sont justes -, une doctrine - même si celle-ci ne manque pas de profondeur -, des solutions - même si elles sont appropriées - ne répondant pas à nos problème. Au lieu de connaître les grands penseurs africains ou asiatiques de ce siècle qui ont pu arriver - à travers leur prise de conscience nationale, orientale et mondiale - à de nouvelles solutions - on n'a même pas entendu leurs noms -, on se lance à corps perdu dans la connaissance de gens tels que Brecht, Becket, Xénakis qui ne nous concernent nullement même s'ils sont, comme Brecht, progressistes, lucides, éclairés, éclairants."

 Edward Saïd fait globalement le même constat que Frantz Fanon et Ali Shariati quant à la domination idéologico-culturelle qu'exerce l'Occident sur les autres cultures. Selon lui le capitalisme est directement responsable de la domination idéologico-culturelle de l'Occident et, de fait, de l'aliénation des intellectuels du Sud. “L’économie de marché occidentale, tournée vers la consommation, a produit (et continue à produire à une vitesse accélérée) une classe instruite dont la fonction intellectuelle est dirigé de façon à satisfaire les besoins du marché. L’accent est mis, très évidemment, sur les études d’ingénieur, de commerce et d’économie ; mais l’intelligentsia se fait elle-même l’auxiliaire de ce qu’elle considère comme les principales tendances qui ressortent en Occident. Le rôle qui lui a été prescrit est celui de “moderniser”, ce qui veut dire qu’elle accorde légitimité et autorité à des idées concernant la modernisation, le progrès et la culture qu’elle reçoit en majeur partie des Etats-Unis”. Edward Saïd de conclure que “s’il y a un acquiescement intellectuel aux images et aux doctrines de l’orientalisme, celui-ci est aussi puissamment renforcé par les échanges économiques, politiques et culturels ; bref, l’Orient moderne participe à sa propre orientalisation.

Ces intellectuels qui participent à l'orientalisation de l'Orient moderne, sont incapables de produire les réponses idéologico-culturelles dont le monde arabo-islamique contemporain à besoin pour se défendre contre l'impérialisme occidental en général et l’impérialisme américain en particulier. Pire, ils participent objectivement au renforcement de cet impérialisme en agissant comme ses représentant locaux. Selon Edward Saïd, "on peut très bien compter cette adaptation de la classe intellectuelle au nouvel impérialisme comme un triomphe de l’orientalisme. Le monde arabe est aujourd’hui un satellite des Etats-Unis du point de vue intellectuel, politique et culturel". Saïd poursuit en évoquant la formation de ces jeunes intellectuels dans les universités occidentales et le caractère aliénant de ce type de formation. Les formations ressues seront, selon lui, un outil majeur de reproduction des rapports de domination culturelle dans les pays d'origines de ces étudiants et de renforcement de l'orientalisme en Occident même. Selon l'intellectuel palestinien, "les étudiants (et les professeurs orientaux) souhaitent toujours s'asseoir aux pieds des orientalistes américains, avant de répéter devant un public local les clichés que j’ai décrits comme des dogmes de l’orientalisme. Avec un système de reproduction comme celui-ci, il est inévitable que le savant oriental se serve de sa formation américaine pour se sentir supérieur à ses compatriotes, du fait qu’il est capable de maîtriser le système orientaliste ; dans ses relations avec ses supérieurs, les orientalistes européens ou américains, il ne sera qu’un “informateur indigène”. Et c’est bien en cela que consiste son rôle en Occident, s’il a la chance d’y rester une fois ses études terminées."

 Finalement pour Edward Saïd la décolonisation et les différentes luttes anti-impérialistes qui ont eu lieu depuis un siècle dans le monde arabo-islamique et dans l'ensemble des pays du Sud n'ont pas bouleversé les structures fondamentales de la domination occidentale. Selon lui, "Deux facteurs rendent le triomphe de l’orientalisme encore plus évident. Dans la mesure où l’on peut généraliser, les tendances de la culture contemporaine du Proche-Orient suivent des modèles européens et américains. Quand Taha Hussein disait, en 1936 de la culture arabe moderne qu’elle était européenne, et non pas orientale, il ne faisait qu’enregistrer l’identité de l’élite naturelle égyptienne, dont il était un membre distingué. Il en est de même de l’élite arabe d’aujourd’hui, bien que le puissant courant des idées anti-impérialistes du tiers monde qui ont saisi la région, depuis les années 1950, ait émoussé le tranchant occidental de la culture dominante." Ce suivisme de la culture du Proche-Orient contemporain, et au-delà de l’ensemble des pays du Sud, vis à vis de l'Occident est le stigmate même de l'aliénation contre laquelle l’intellectuel avide d'émancipation face à la culture dominante devra se défaire dans la lutte idéologico-culturelle.

Comme nous venons de le voir, ces trois intellectuels, dont nous allons étudier les positions, ont joué un rôle particulièrement important dans la lutte idéologico-culturelle menée par les peuples et les cultures dominés dans le monde colonial et post-colonial. Tous trois peuvent être considérés comme des références de la lutte idéologico-culturelle en pays colonisés.

Youcef Girard

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