Le mystère de l'« Autre »

« Revenons à l'exhortation à l'acceptation de l'Autre, ou de l'Altérité, ou de la « différence ». C'est vague l'autre  : ça peut être Autrui, mon semblable en dieu ou en l'humanité, bien que ça ne se voit pas de première abord. Ça peut être aussi toute une bande d'autres et en général, c'est ça : c'est un groupe stigmatisé, dont on ne dit d'ailleurs pas qu'il est stigmatisé. On le comprend parce que l'on l'appelle « l'Autre » et qu'on sait que nous avons « du mal à accepter l'Autre ». Ce discours est si fréquent qu'il est impossible de passer une journée sans le lire ou l'entendre, et cependant il recèle lui aussi un mystère. Tout le monde à l'air de savoir qui sont ces Autres ; tout le monde parle d'eux, mais eux ne parlent jamais.

En effet, dans quels discours apparaît l'Autre, sous sa forme singulière ou plurielle ? Sous la forme d'un discours adressé à des gens qui ne sont pas les Autres. Mais d'où viennent alors ces Autres ? Y a-t-il des Autres, et si oui pourquoi ? Il faut pour éclaircir ce mystère, en revenir à l'invite. Qui est inviter à accepter les autres ? Pas les Autres, évidement. Et qui fait cette demande ? De son énonciateur, qui ne dit pas son nom, tout ce qu'on sait, c'est qu'il n'est pas un Autre. Ce n'est pas lui-même qu'il nous invite à accepter. Mais pas plus qu'il ne dit qu'il est, il n'énonce qui est ce « Nous » à qui il s'adresse. Derrière l'Autre dont on entend parler sans arrêt, sans qu'il parle, se cache donc une autre personne, qui parle tout le temps sans qu'on en entende parler : l' « Un », qui parle à « Nous ». C'est-à-dire l'ensemble de la société. De la société normale . De la société légitime . De celle qui est l'égale du locuteur qui nous invite à tolérer les Autres. Les Autres ne sont pas, par définition, des gens ordinaires, puisqu'ils ne sont pas « Nous ». Qui est ce « Un » parlant ? Avant toute autre chose, on sait parce qu'il le fait, qu'il est celui qui peut définir l'Autre. Ensuite, il prendra une position de tolérance ou d'intolérance. Mais cette prise de position est seconde par rapport à sa capacité à définir l'Autre : à ce pouvoir. Les Autres sont donc ceux qui sont dans la situation d'être définis comme acceptables ou rejetables, et d'abord d'être nommés.

Au principe, à l’origine de l’existence des Uns et des Autres, il y a donc le pouvoir, simple, brut, tout nu, qui n’a pas à se faire ou à advenir, qui est. Le mystère de l’Autre se trouve résolu. L’Autre c'est celui que l’Un désigne comme tel. L'un c'est celui qui a le pouvoir de distinguer, de dire qui est qui : qui est « Un », faisant partie du « Nous », et qui est « Autre » et n'en fait pas partie ; celui qui a le pouvoir de cataloguer, de classer, bref de nommer.

Dans la théorie psychologique de la « guerre des consciences », si chaque conscience veut la mort de l'autre, cette haine est parfaitement réciproque. Et l'une des raisons substantielles - la principale étant épistémologique - pour laquelle on ne peut transposer cette théorie psychologique, c'est que dans la société, ce qui caractérise les rapports de l'Un et de l'Autre, c'est l'absence totale de réciprocité. Les Autres, justement parce qu'ils sont les Autres, ne peuvent appeler les Uns des Autres. Et pourtant s'il est question de « différence », ne pourrai-on dire que l'Un est aussi différent de l'Autre que l'Autre l'est de l'Un ? Bien sûr que si. A « tu n'es pas pareil que moi» répond à la fois logiquement et dans les cours de récréation « non, c'est toi qui n'es pas pareil que moi » A la prépondérance d'un Moi pris comme moi de référence, répond la la prépondérance d'un autre moi. Mais c'est précisément ce que l'autre ne peut pas faire : se placer comme référent du monde, construire ses Autres. Cette absence de réciprocité confirme que le statut d'Autre n'est pas dû à ce qu'est l'Autre (de quelque façon dont on définit ce que « être » veut dire), mais à son absence de pouvoir, absence de pouvoir qui contraste avec le pouvoir de l'Un. Aussi cet Autre n'est jamais maltraité en raison de qualité ou de défaut qu'il exhibait en tant qu'individu ou que groupe ; il est maltraité d'entrée de jeu, au moment même où on commence à le désigner comme « Autre ».

Il faut insister sur ce point, qui est l'un des message centraux de mon travail, que je n'ai cessé de dire et de redire de différentes façons. On pense souvent l'oppression comme d'un groupe par un autre en imaginant que ces deux groupes d'abord existent, puis qu'un rapport de force s'établit entre eux, rapport que l'un gagne, souvent parce que l'Un est « chez lui », tandis que l'autre « débarque ». Et la théorie de l'Autre est largement utilisée pour ce faire . Mais les femmes n'ont jamais « débarqué » dans aucun groupe humain. Elles ont toujours été là. Autant pour la théorie du débarquement.

Cependant, on dit souvent : les hommes ont donné aux femmes un statut d'Autre. Mais pour le faire il fallait que les hommes existent déjà, non ? Pourquoi et comment, le groupe des hommes a-t-il été créée, avec son antonyme nécessaire, le groupe des femmes, dans une société où des individus nommés « femmes » existaient déjà concrètement (mais sans nom) ? Pourquoi et comment la société c'est-elle divisée en deux groupes opposées – dont chacun est censé être à la fois le contraire et le complémentaire de l'Autre, dans le même temps que l'un est inférieur et l'autre est supérieur?

En admettant même que ces groupes pré-existent à la relégation de l'un dans la statut d'autre, pour que la femme se soit laissée faire, pour qu'elle se soient laissées coller le statut d'Autre, il fallait que les hommes soient les plus forts, non ? Donc, on est obligé de conclure que que si les hommes sont parvenus à dominer les femmes, c'est parce que...ils les dominaient déjà. On se demande à quoi sert alors le détour de l' « altérité » la réponse est qu'il ne sert à rien. Ou plutôt que l' « altérité » naît de la division hiérarchique, elle en est à la fois le moyen - évidemment les inférieurs ne font pas la même chose que les supérieurs, sinon à quoi servirait que quelqu'un commande – et la justification.

Quand par exemple Lévinas présente les femmes ou la femme comme le prototype de l'Autre, c'est qu'il conçoit l’humanité, celle qui dit « Je », celle qui dit « Nous » comme constituée nécessairement mais aussi exclusivement du groupe des hommes. Il y a l'humanité, à ma droite, et à ma gauche, le moyen, l'instrument, l’annexe, l'appendice adventice de l'humanité, qui n'est là que pour « aider » la première. Quand un groupe en appelle un autre « Autre », il est déjà trop tard, il a déjà accaparé l'humanité véritable et accomplie comme sa caractéristique propre et exclusive. Mais ceci suppose-t-il que le groupe « les hommes », par exemple, préexiste à cet accaparement ? Non seulement cela ne le suppose pas, mais cela suppose le contraire : « les hommes » est le nom que se donne la collection d'individus qui ont dépossédé tous les autres êtres humains de de leur qualité humaine. Comme les groupe « les Blancs », comme le groupe « les hétérosexuels ».

La hiérarchie ne vient pas après la division, elle vient avec - ou même un quart de seconde avant - comme intention. Les groupes sont créés dans le même moment et distinct set ordonnés hiérarchiquement... »

(Christine Delphy, Classer, dominer - Qui sont les « Autres»)

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