Transformations de l'antisémitisme

Les haines aussi ont leur histoire. Sans doute faudrait-il prendre la mesure de cette réalité, au lieu de continuer à traiter la xénophobie, le racisme, l'antisémitisme, comme des essences à jamais identiques. Il importe de distinguer entre ce qu'on appelle en général racisme et l'antisémitisme ; si celui-ci a recoupé l'idéologie raciste - il a été attiré dans le paradigme des «luttes de races» et des «inégalités raciales» -, il comporte un noyau de signification irréductible, y compris dans ses formes les plus complètement sécularisées.

Mais le contenu de l'antisémitisme s'est aussi transformé. L'antijudaïsme ou «judéophobie» n'en forme plus, si ce fut jamais le cas, la réalisation unique. Il est devenu l'un des termes d'un couple qui reconstitue sur d'autres bases le mythe «sémite» du XIXe siècle, et dont l'arabophobie ou islamophobie constitue l'autre composante. La violente antipathie que nourrit le conflit du Proche-Orient, et qui le nourrit en retour en produisant ses effets de polarisation identitaire, fournit aux «tiers» de nouveaux moyens de s'assurer de leur supériorité et de justifier leur dégoût. En présentant ainsi les choses, je tente à la fois de prendre en compte des phénomènes qui ont conduit certains à parler d'une «nouvelle judéophobie», et de corriger ce qu'une telle formule a d'unilatéral, de complaisant, donc de mystificateur.

L'antisémitisme s'est exprimé dans l'espace discursif de la «lutte des races» entre le XVIe et le XXe siècle. Il est indissociable des réalisations et des constants effets projectifs du fantasme généalogique (racisation de l'autre, racisation de soi...). Mais deux événements réels, irréversibles bien que non nécessaires, ont revêtu une importance fondamentale dans les transformations de l'antisémitisme au XXe siècle : l'extermination des juifs d'Europe par les nazis et leurs collaborateurs, et la création (qu'on pourrait dire «continuée», c'est-à-dire fondamentalement inachevée) de l'Etat d'Israël, qui rassemble les rameaux millénaires du «peuple des survivants» et l'arrache au moins idéalement à la condition de peuple sans patrie, mais aussi le divise profondément entre juifs «de l'intérieur» et «de l'extérieur». Il est essentiel pour nos représentations du racisme que ces événements emportent leurs effets dans le contexte d'une décolonisation elle aussi inachevée ou contrecarrée de multiples façons, qui fait des sociétés du Nord aussi bien que du Sud des sociétés postcoloniales. L'ensemble arabo-islamique y occupe à l'évidence une position charnière et ultrasensible. Il devient à son tour la cible, et la source, de discours qui ont pour enjeu le «conflit des identités».

Bien qu'elle appelle précisions et rectifications, la représentation que les Palestiniens nous proposent de leur situation, tantôt sur le mode humoristique : «Nous sommes un peu juifs, non ?» (Elia Suleiman au Festival de Cannes), tantôt sur un mode tragique, qui renvoie à la sinistre ironie de victimes devenues bourreaux («Nous sommes les juifs des juifs») peut nous servir de point de départ. Au-delà du cas singulier, et c'est ce qui fait de la situation des Palestiniens un foyer d'identifications et de solidarités, mais aussi de substitutions imaginaires et de luttes par procuration, il y a la généralisation de la condition de parias (comme dit Hannah Arendt), commune à de nombreuses communautés d'origine arabo-musulmane dans le monde - bien qu'à des degrés divers et sous des formes à chaque fois spécifiques.

Mais ce schéma de renversement a l'inconvénient de laisser dans l'ombre (s'il ne l'exclut pas par principe) la persistance de l'antisémitisme judéophobe, et même son renouvellement sur la base du conflit du Proche-Orient et de la mondialisation fantasmatique à laquelle il donne lieu. Le même inconvénient affecte à un moindre degré (car il évite soigneusement de renverser un judéo-centrisme en arabo-centrisme) le schéma de transfert qu'esquisse Edward Said à la fin de l'Orientalisme, ouvrage qui a profondément renouvelé notre perception des catégorisations au moyen desquelles l'Occident a construit sa conscience de soi en projetant la figure de l'Autre. Avec nuances, Said pose que «l'Oriental» (essentiellement arabo-islamique) en vient aujourd'hui à occuper par prédilection la place de l'altérité intérieure, maléfique et envahissante, qui fut naguère celle du juif. Il donne ainsi le moyen de restituer la moitié manquante dans la plupart des historiographies du «mythe sémite», et de comprendre le fonctionnement symbolique de la double désignation «raciale» (l'Autre en tant qu'arabe) et «spirituelle» (l'Autre islamique), devenue étrangement parallèle à la double figure du peuple juif comme communauté à la fois spirituelle et temporelle, étatique et diasporique.

Cependant, il nous faut passer du raisonnement analogique à l'analyse d'un complexe idéologique et historique. C'est ce complexe singulier qui fait nouveauté, et peut-être événement. Les analogies discursives (circulation des stéréotypes antisémites), les couplages empiriques (haut degré de corrélation statistique entre judéophobie et arabophobie dans la population française, dont fait état Nonna Mayer), les symétries symboliques (la «compétition» du juif et de l'arabe pour la place d'ennemi intérieur dont l'existence remet en question la possibilité d'une communauté nationale unifiée), ne prennent leur sens qu'à partir du moment où l'on admet l'existence d'un complexe qui a sa logique propre et se nourrit de ses contradictions mêmes.

A la base de ce complexe, il faut placer la trace théologique irréductible, en prenant bien soin de ne pas confondre le théologique et le religieux. Le théologique ne disparaît aucunement avec la sécularisation de nos sociétés, le déclin des croyances et des pratiques religieuses. Pas plus qu'il ne renaît avec les divers phénomènes de «retour du religieux». Il ne se confond même pas avec ce qu'on nomme la «concurrence» des trois monothéismes, dont chacun prétend à l'authenticité de sa relation avec le Dieu unique. Mais, comme l'avait expliqué Freud, il renvoie à l'élément d'intolérance que comporte un universalisme enraciné dans les schèmes de l'élection, de l'incarnation, de la prédestination. Nous ne sommes pas près d'en sortir, car il est à la fois le langage de notre ouverture au monde, et celui qui nous permet d'en ramener le sens à une mission émancipatrice dont nous serions les porteurs.

Cet élément théologique, toutefois, n'alimenterait pas une hostilité populaire et institutionnelle invétérée, s'il n'était surdéterminé par des conditions sociopolitiques. Pour que la figure de populations jugées inassimilables et pourtant tellement intégrées à l'économie, à la culture et à la citoyenneté qu'elles en paraissent indissociables, en vienne à former comme le négatif de la «communauté nationale», il faut que les discriminations et les différences fassent sens sur le fond d'une crise qui évoque l'impossibilité ou la dénaturation de celle-ci. Ce fut le cas en Europe au moment où se formèrent les Etats bourgeois nationaux, au détriment de l'ordre social traditionnel. C'est probablement le cas au moment où leur fonction et leur avenir sont brutalement remis en question par la mondialisation. La communauté imaginaire est d'autant plus fétichisée que sa souveraineté apparaît plus limitée et précaire.

Alors intervient un troisième élément, proprement fantasmatique : le scénario de la conspiration. C'est là sans doute que le complexe de la judéophobie et de l'arabophobie se noue le plus fortement. On sait que les juifs n'ont cessé d'être représentés comme les fauteurs d'une entreprise mondiale de subversion par le crime et le pouvoir de l'argent (dont le Protocole des sages de Sion, faux célèbre encore en usage aujourd'hui, a été le symptôme et l'instrument). Cette représentation n'a pas disparu, mais elle s'est doublée d'une représentation symétrique concernant l'islam et les Arabes, qui manipuleraient à l'échelle planétaire les richesses pétrolières, le prosélytisme intégriste et le terrorisme («djihad»), sous la direction d'un pouvoir occulte, et viseraient, par-delà les juifs, le cœur même du «monde libre». Dans les deux cas, il y a certes des «faits réels» : l'influence du lobby sioniste aux USA, les entreprises d'Al-Qaeda ou de ce qu'on se figure sous ce nom... Mais le fantasme conspiratif dépasse ces éléments et les noie dans une «chose» invisible et monstrueuse, dont les peuples juif ou arabes sont censés n'être que les instruments et les agents.

Inclure ainsi la judéophobie et l'arabophobie dans un même complexe antisémite comporte sans doute des pièges intellectuels et moraux. Cette hypothèse me paraît pourtant seule en mesure de rendre compte de la cristallisation des préjugés dans la situation actuelle, et notamment en Europe. Elle désigne une redoutable machine de capture mentale à laquelle il est d'autant plus vital de résister qu'elle est susceptible de tourner les fronts établis de l'antiracisme (Le Pen, on le sait, ne fera aucune difficulté à se déclarer admirateur de Saddam Hussein aussi bien que d'Ariel Sharon). Et, ce qui est plus grave, elle est en mesure d'exploiter au plus profond de chacun de nous le sentiment de justice ou de solidarité qui porte à s'engager en faveur de causes dans lesquelles les rôles historiques de victimes et de bourreaux s'échangent ou s'inversent. C'est pourquoi Arendt demandait à juste raison que l'antiracisme se fonde sur une conception active, évolutive, autocritique, de l'ennemi même qu'il combat, au lieu d'en rester à la dénonciation du mal et à l'identification aux persécutés. A nous de savoir le faire aujourd'hui, quand sonne l'heure du péril.

Etienne Balibar

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