Le mythe de l’Europe islamisée

L’Europe est-elle sur le point d’être submergée par les musulmans ? C’est ce que semblent penser un certain nombre d’éminents politiques et journalistes européens et américains. “Une société musulmane jeune à l’est et au sud de la Méditerranée est en passe de coloniser – le terme n’est pas trop fort – une Europe sénescente”, prédit ainsi ­l’historien britannique Niall ­Ferguson. Et, à en croire le journaliste américain Christopher Caldwell – que The Observer qualifiait récemment d’“observateur lucide et vivifiant de ­l’angélisme européen” –, les musulmans sont en train de conquérir “les villes européennes, rue après rue”. Peu importe que les musulmans ne représentent que 3 % à 4 % des 493 millions d’habitants de l’Union européenne. Dans son livre Reflections on the Revolution in Europe: Immigration, Islam, and the West [Réflexions sur la révolution en Europe : immigration, islam et Occident], Caldwell écrit : “Les minorités peuvent imprimer leur marque sur les pays. Elles peuvent les conquérir. Il y avait sans doute moins de bolcheviks dans la Russie de 1917 qu’il n’y a d’islamistes en Europe aujourd’hui.”

Visiblement, à l’en croire, ce n’est pas seulement l’islamisme, mais aussi la forte croissance démographique des musulmans, qui transforme aujourd’hui l’Europe en “Eurabie”. Le taux de natalité chez les immigrés musulmans est en baisse et se rapproche des moyennes nationales, selon une récente étude publiée par le Financial Times. Mais les cultures “avancées”, affirme Caldwell dans son livre, “ont maintes fois par le passé sous-estimé leur vulnérabilité face aux cultures ‘primitives’”. Comme le disait récemment The Daily Telegraph, citant Caldwell, la ­Grande-Bretagne et l’Union Européenne (UE) n’ont pas fait cas de la “bombe démographique à ­retardement” qui se cache en leur sein. Caldwell se garde d’émettre des hypothèses sur ce que l’Europe fera ou devrait faire pour expier l’erreur d’avoir permis à une minorité perfide de prospérer. Le journaliste canadien Mark Steyn, salué par le romancier Martin Amis comme un “grand diseur de l’indicible”, n’hésite pas, lui, à le faire dans son best-seller de 2006 America Alone: The End of the World as We Know It [L’Amérique seule : la fin d’une époque], où l’on peut lire : “A l’ère de la démocratie, il n’y a qu’une façon de lutter contre la démographie – la guerre civile. Les Serbes l’ont ­compris, comme le comprendront d’autres pays d’Europe continentale dans les années à venir : si vous ne ­pouvez pas faire plus d’enfants que l’ennemi, éliminez-le.”

“Seule façon de lutter contre la démographie : la guerre civile”

L’essayiste américain Bruce Bawer, dont le livre de 2006 While Europe Slept: How Radical Islam Is Destroying the West from Within [Pendant que l’Europe dormait : comment l’islam radical détruit l’Occident de l’intérieur] avait été sélectionné pour le Prix américain de la critique, propose que les fonctionnaires européens, qui sont “en mesure d’expulser des gens par charters entiers chaque jour”, “commencent dès demain le sauvetage de l’Europe”. On trouve même désormais des politiques prêts à faire l’“indicible”. Le député néerlandais Geert Wilders, dont le parti [islamophobe et antieuropéen] a été l’un des grands vainqueurs à droite des élections européennes de juin dernier, propose d’expulser d’Europe des millions de musulmans. De nombreux politiques et commentateurs se refusent à dénoncer le foulard islamique comme étant une “opération terroriste”, selon les termes du philosophe français André Glucksmann, ou à considérer la polémiste et ancienne députée néerlandaise d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali, employée à l’heure actuelle par un think tank néoconservateur américain, comme le Luther de l’islam. Mais ces sceptiques, juge Bruce Bawer dans son nouveau livre Surrender: Appeasing Islam, Sacrificing Freedom [Capitulation : ménager l’islam, sacrifier la liberté], sont autant les dupes de l’“islamo-fascisme” que le sont les tenants du multiculturalisme.

Lors d’une conférence privée en Suède, il y a deux ou trois ans, j’ai vu certains des universitaires, journalistes et éditorialistes anglo-américains les plus en vue dénoncer l’essayiste anglo-néerlandais Ian Buruma, l’historien britannique Timothy Garton Ash et d’autres détracteurs d’Ayaan Hirsi Ali avec plus d’acharnement encore que ce que Caldwell appelle “l’indigence, la servitude, la violence et la médiocrité des sociétés musulmanes du monde entier”. Cette rage et ce mépris étaient proprement stupéfiants. Unique représentant du monde musulman parmi nous, un universitaire turc protesta à plusieurs reprises, en vain. Il déplora par la suite dans la presse l’“islamophobie”, qui complique d’autant plus l’adhésion de son pays à l’UE. Alors qu’elle a emprunté quasiment toutes les voies de la modernité occidentale, la Turquie découvre que l’Europe a plutôt envie de l’utiliser comme repoussoir. Pour l’extrême droite autrichienne du FPÖ, la vieille rivale de la chrétienté n’est pas la bienvenue en Europe, car “elle n’a vécu ni la Renaissance ni le siècle des Lumières” et parce que “l’une des valeurs les plus chères aux Européens, la tolérance, ne compte pas en Turquie”.

Pourtant, comme le souligne l’historien Tony Judt, l’idée moderne d’Europe – incarnation présumée de la démocratie, des droits de l’homme, de l’égalité entre les sexes et de bien d’autres bonnes choses – efface bien opportunément de la mémoire collective les crimes brutaux dont tous les Etats européens ou presque furent complices.

Les enquêtes d’opinion ne cessent de ­montrer que le musulman européen moyen est pauvre, conservateur sur les questions de société, qu’il se sent discriminé, mais aussi, le plus souvent, satisfait, plein d’espoir pour ses enfants et tout aussi désireux que son semblable non musulman de continuer à vivre normalement. D’abord élevé, le taux de natalité chez les musulmans d’Europe diminue à mesure qu’augmente leur niveau d’instruction. Le contact avec la modernité laïque éloigne par ailleurs nombre de ces immigrés de leur religion traditionnelle : en France, seuls 5 % des musulmans se rendent régulièrement à la mosquée et, ailleurs aussi, les “musulmans culturels” non pratiquants sont la majorité.

Les musulmans ordinaires d’Europe, démoralisés à force d’être en permanence l’objet de la suspicion et du mépris, sont loin de se considérer comme une communauté politiquement puissante, ou même soudée, et a fortiori comme des conquérants. Comment expliquer, dès lors, cette prolifération de best-sellers aux titres tonitruants ? Aucun de leurs auteurs, le plus souvent américains et néoconservateurs, n’était connu auparavant pour sa connaissance des sociétés musulmanes ; tous tombent dans le travers de ce que le philosophe canadien Charles Taylor appelle la “pensée en bloc”, pensée qui “amalgame une réalité variée en une unité indissoluble”. L’idée d’un islam européen monolithique est particulièrement peu convaincante quand on voit la diversité des origines, des langues, des situations juridiques et des pratiques culturelles et religieuses des musulmans d’Europe. De nombreux “musulmans” venus de la Turquie laïque ou des cultures syncrétiques du Sindh ou de Java se verraient condamnés pour apostasie en Arabie Saoudite, pays dont le fondamentalisme wahhabite influence le plus souvent l’idée que l’on se fait de l’islam en Occident.

Le chômage, la discrimination, ainsi que la désorientation qu’éprouvent souvent les enfants et petits-enfants d’immigrés accroissent la vulnérabilité des jeunes musulmans d’Europe face aux formes mondialisées de l’islam politique, dont de nombreuses versions intégristes colportent auprès d’individus désemparés l’aphrodisiaque d’une oumma retrouvée. Seule une infime minorité toutefois est séduite par la violence terroriste ou prête à la justifier. Rien d’étonnant, d’ailleurs, à ce que la plupart de ces musulmans-là vivent en Grande-Bretagne, le pays d’Europe le plus impliqué dans cette calamiteuse “guerre contre la terreur” dont le chef de la diplomatie britannique, David ­Miliband, à l’instar de Barack Obama, admet désormais qu’elle pouvait être comprise comme une guerre contre les musulmans.

Peut-on tolérer l’expression des différences religieuses ?

Entretenue par la presse tabloïd et par des politiciens opportunistes, une paranoïa assimilant les musulmans à l’extrémisme couve en Europe depuis le 11 septembre 2001. Début août, une mini-émeute a éclaté à Birmingham après un accrochage entre un groupe disant représenter “le peuple anglais, des milieux d’affaires aux hooligans”, qui manifestait contre l’“islam radical”, et des hommes originaires du sous-continent indien. Heureusement, le bon sens et les bonnes manières de la grande majorité des Européens continuent de prévaloir au quotidien dans les échanges au sein de la société civile ; ce bon voisinage instinctif pourrait se révéler plus efficace que les nombreuses initiatives des Etats pour assurer la paix entre les différentes communautés.
Comme tant d’autres néoconservateurs, Christopher Caldwell semble moins préoccupé par une révolution musulmane – dans laquelle il a sans doute l’intelligence de ne voir qu’un concept accrocheur parfait pour les plateaux de télévision – que par les capitulards européens, sur lesquels il ne faudra pas compter pour prêter main-forte à la puissance déclinante des Etats-Unis.

Le héros grincheux du roman de Saul ­Bellow La Planète de M. Sammler [Gallimard, 1972] peste contre “l’Amérique blanche et protestante qui n’a pas su maintenir l’ordre” dans les années 1960 et “a lâchement capitulé” devant des minorités agressives. Sammler, néoconservateur avant l’heure, est convaincu que les vieilles élites américaines “aspirent secrètement à se rabaisser et à se mélanger avec toute la populace issue des minorités et à hurler contre elles-mêmes”. Caldwell semble être exaspéré de la même manière par la haine de soi des Européens blancs de gauche. “Pour la première fois depuis des siècles, écrit-il, les Européens vivent dans un monde qu’ils n’ont pour l’essentiel pas fait eux-mêmes.” Plus alarmant encore, la responsabilité de faire le monde commence désormais à échapper aux Etats-Unis eux-mêmes et, même si Caldwell ne le reconnaît jamais explicitement, l’angoisse et la peur assombrissent chaque page de son livre.

Un conservateur mieux avisé que Caldwell aurait utilement examiné comment le capitalisme néolibéral, tout en enrichissant les élites transnationales de l’Europe, a détricoté les vieilles cultures et solidarités du continent. En Europe comme en Inde ou en Chine, la mondialisation suscite de grandes peurs liées aux inégalités et au chômage, alimentant de nouveaux nationalismes xénophobes et un sentiment de rejet à l’égard des minorités ethniques et religieuses. Comme le remarque le sociologue et anthropologue Arjun Appadurai dans Géographie de la colère : la violence à l’âge de la globalisation (Payot, 2007), les minorités sont les principaux “sites où se déplacent les angoisses de nombreux Etats quant à leur propre minorité ou marginalité (réelle ou imaginée) dans un monde marqué par une poignée de macro-Etats, par des flux économiques sans entraves et des souverainetés compromises”.

Cela explique au moins en partie que quelques centaines de femmes portant le foulard aient pu déchaîner à ce point les passions dans un Etat-nation dont l’insignifiance géopolitique et culturelle de ces dernières années n’a été que partiellement masquée par l’hyperactivité de son président, Nicolas Sarkozy. Dans The Politics of the Veil [La politique du voile], l’historienne américaine Joan Wallach Scott explique que l’interdiction d’un morceau d’étoffe couvrant la tête et le cou était une façon d’affirmer une “France imaginée”, “laïque, individualiste et culturellement homogène”, “qui devenait réelle dès lors que l’on excluait de la nation les dangereux ‘autres’”. Elle montre que les jeunes musulmanes françaises, pourtant directement concernées par la loi sur le foulard, ont été “étonnamment absentes du débat” en France, débat dominé par des intellectuels et des politiques cherchant désespérément à ­définir cet “autre” dangereux.

Accéder à la sphère publique ou basculer dans l’extrémisme

On a fait du voile, écrit Joan Wallach Scott, un “signe de la différence irréductible entre l’islam et la France”. Ailleurs aussi, politiciens et journalistes, de droite comme de gauche, se demandent de façon purement rhétorique si l’“islam”, censé imposer une loi divine implacable à l’ensemble des musulmans, est compatible avec les valeurs “européennes” de raison et de tolérance, censément issues des Lumières. En réalité, les choix quotidiens de la plupart des musulmans d’Europe sont plus dictés par leur expérience des économies et des cultures mondialisées que par le Coran ou la charia. Beaucoup de musulmans européens souffrent des pathologies habituelles chez les communautés rurales traditionnelles transplantées dans des cultures urbaines laïques : la rencontre avec l’individualisme socio-économique provoque immanquablement une crise de l’autorité au sein de la cellule familiale et des maux tels que le mariage forcé, les mauvais traitements infligés aux femmes ou le sectarisme radical. Dans la pratique, toutefois, des millions de musulmans, qui ont souvent fait l’amère expérience d’Etats autoritaires, vivent une coexistence paisible et reconnaissante avec des régimes attachés à la démocratie, la liberté de culte et l’égalité devant la loi.

Pour nombre de ces musulmans aspirant à être des citoyens égaux et à part entière, deux questions pressantes se posent : la tradition de tolérance de nombreux Etats-nations européens, qui a toujours présupposé l’homogénéité culturelle, est-elle compatible avec les identités minoritaires ? Les communautés majoritaires en Europe peuvent-elles tolérer l’expression des différences culturelles et religieuses ? Une ­partie du clergé intellectuel laïque, qui n’existe que dans l’opposition théologique qu’elle fait entre les Lumières et l’islam, estime que non.

Ce suicide identitaire attendu a de sinistres précédents dans l’Europe des Lumières. Voltaire a terni son blason de défenseur de la raison par des attaques contre des Juifs “ignorants” et “barbares” qui, esclaves de leurs livres saints, “sont tous nés avec un fanatisme rageant dans leur cœur”. Accusés de maltraiter leurs femmes et de proliférer sournoisement, et poussés à abandonner leur bagage religieux et culturel, beaucoup de Juifs du XIXe siècle payèrent bien plus cher leur “intégration” que les musulmans de la France actuelle. Enquêtant dans les années 1920 sur les communautés juives exposées à une recrudescence particulièrement virulente de l’antisémitisme, le romancier allemand Joseph Roth dénonçait l’assimilation comme une dangereuse illusion, dont l’échec s’expliquait selon lui par “le préjugé habituel qui préside aux actions, aux décisions et aux opinions de l’Européen de l’Ouest moyen”.

Roth, qui croyait plus à la vieille “crainte de Dieu” de l’Europe qu’à son “prétendu humanisme moderne”, mettait en doute la “mission civilisatrice” des empires européens en Asie et en Afrique. “De quel droit des Etats européens vont-ils répandre la civilisation et la morale dans des contrées étrangères et pas chez eux ?” Joan Wallach Scott montre dans son livre que le violent préjugé à l’égard de l’altérité religieuse et ethnique était l’une des raisons de la “mission civilisatrice” européenne. Selon son analyse, le voile, érigé en symbole de l’arriération de l’islam dans la France du XIXe siècle, servit à justifier la pacification brutale des musulmans d’Afrique du Nord et à leur refuser une citoyenneté pleine et entière.

Le statut initial de “travailleurs temporaires” tout juste tolérés conféré aux musulmans ne pouvait pas créer les conditions d’une intégration rapide. Les musulmans appartenant à une jeune génération mondialisée et très politisée sont aujourd’hui prêts soit à accéder aux sphères publiques qui leur sont ouvertes, soit à basculer dans l’extrémisme ou encore, comme beaucoup de leurs parents, à se replier dans un ressentiment passif. Leur choix sera fonction du temps et de la bonne volonté que leurs “hôtes” (les citoyens européens et leurs gouvernements) mettront à les faire se sentir chez eux. Les véhémentes invocations des Lumières ou d’une quelconque essence de l’Europe s’apparentent de plus en plus à des symptômes de décalage intellectuel et de défense culturelle. L’Europe multiethnique est un fait incontestable et nécessite une identité plus ouverte, moins restrictive, issue davantage de son présent pluriel et relativement paisible, et de son avenir supranational, que de son violent passé nationaliste et impérialiste. Ecrivant en 1937 sur la minorité alors la plus méprisée d’Europe, Joseph Roth prédisait : “Les Juifs n’accéderont à l’égalité totale et à la dignité de la liberté extérieure que lorsque leurs ‘nations d’accueil’ auront accédé à leur propre liberté intérieure, ainsi qu’à la dignité que confère la compréhension des souffrances d’autrui.” C’était manifestement trop en demander à l’Europe de 1937. Mais le défi moral reste entier, et les dangers qu’il y a à ne pas le relever sont incalculables.

Pankaj Mishra

Aucun commentaire: