Critique de la raison souchienne

Radicule

La « raison souchienne », qui met au centre de ses préoccupations l’idée de racine - « le bas du tronc d’un arbre, accompagné de ses racines et séparé du reste de l’arbre » lit-on dans Littré pour définir souche -, repose sur le postulat du « primordialisme », selon lequel l’identité collective d’un groupe se fonde sur le sang, le sol ou la langue et tire sa force de l’affect et des sentiments qui lient ce groupe. Ce postulat renvoie donc a ce qu’il y a de plus archaïque et irrationnel en matière d’identité. Le retour à cette conception, tel un retour du refoulé, montre que, comme l’observait Arjun Appadurai, dans chaque placard national, on peut toujours trouver des cadavres ethniques pourrissants. Et, comme l'observe également Etienne Balibar, ce retour ne se fait pas de manière hasardeuse et à n'importe quel moment : « l'immigration devient par excellence le nom de la race dans les nations en crise dans l'ère postcoloniale ». La rhétorique du « Français de souche » marque donc le « retour de la race » dans le champ politique français. Aussi, pour commencer à en être quitte, il convient de l’assumer au grand jour, autrement qu’en pérorant à tout va sur les vertus magiques de la République. Et ceux qui croit ou font semblant de croire à ces vertus-là, ne font qu'illustrer la seconde acception du mot souche du même Littré, à savoir un « personne stupide et sans activité » qui cherche à berner une plus stupide encore…

Marianne et les lapins

La « raison souchienne » dépasse largement le cadre mythologique puisqu'elle s’est objectivée en un usage concret et scientifique. Ainsi, elle a pris, en France, sous les auspices du FN et grâce à l’INED, tous les atours de la science. « La démographie, disait Hervé Le Bras, est en passe de devenir en France un moyen d’expression du racisme » - au pays d’Alexis Carrel qui ça étonne encore ! Ainsi, par le miracle de la science de la population, la « raison souchienne », dépassant en prodige l’immaculée conception, a mis bas d'une catégorie statistique plus que douteuse. Une nouvelle race de français était née et le divine enfant se nommait français de souche. Race qui s’oppose aux « issussiens », ces personnes issues de l’immigration, eux, français allogènes pour l'éternité. Et voici comment l'INED explique la venue de cette dérive ethnicisante: « la notion de population étrangère se révélant insuffisante, il est nécessaire d’élaborer de nouveaux concepts qui prennent en considération le processus complexe engendré par l’arrivée d’étrangers en France ». Et le tour était joué... Bien sûr la catégorie est bancale, ne serait-ce que parce que le français de souche est borné à l’année 1900, avant régnait sans doute les dinosaures, et que dire des personnes issues d'union mixte qui à ce régime restent indéfinissables, mais peu importe la complexité du monde réel... L'utilité de la désignation fut sans conteste, par la magie des mots, effet performatif oblige, il s'agissait de faire advenir ce qui n’existe pas…

Le souchien et son double

L'émergence sur la place publique du néologisme souchien, par contre, révéla une dénégation de ce qui existe. Une forme de privilège. Les tenants de cette doxa qu'est la « raison souchienne », en proférant des bêtises plus ou moins calculées nous font croire qu'elle est un oxymoron. Ainsi les idiots et mal-comprenants n’ont pas vu que souchien, comme néologisme, était le double inversé d’indigène, si l’un avait un présent et un avenir, l’autre avait un passé, un présent et ne voulait plus de cet avenir- ; si l’un relevait de l'esprit de sérieux, l’autre se voulait ironique et taquin ; si l’un se réclamait d’un rapport charnel au sol, l’autre se moquait éperdument de l’esprit du lieu ; si l'un jouait sur l'implicite du discours racialiste, l'autre explicitait, problématisait son rapport (dialectique) à la nation ; si l’un était, en réalité, un signifiant flottant, son double était une injure retournée qui créait sciemment la confusion... Soit l'avers et le revers d'une situation intenable ! Ces tenants de « l'ordre souchien » ont toutefois compris intuitivement, que le néologisme, en les redéfinissant, mettait à mal leur privilège. Singulier renversement des perspectives en effet : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés » disait Marx. Et bien voilà que les objets de la représentation se piquaient de vouloir « objectiver l'objectivation». Car le mot a ce pouvoir symbolique, tant par le renversement du stigmate que par le travail du négatif, de subvertir l’ordre des dominants et la division logique qui sont au principe même de cet ordre. Car quand le mot est fait main, le mot fait mouche : démystification, auto-définition, désignation de l'adversaire... Qu'est-ce qui sépare l'acte de décrire et celui de prescrire ? Qui sait que le mot catégorie (kategoresthai) signifiait en grec ancien mettre en accusation ? Comment ne pas voir que tout discours hérétique doit pouvoir proposer une nouvelle division du monde ? A terme, cette critique vise à la constitution d'un tiers-espace qui se joue des calculs binaires, un intermezzo qui transcende les identités coulées dans le marbre, gravées dans le béton. Soit « un quelque chose d’autre au-delà » où l'on voudrait que régnât la sculture de soi...

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